Appréhender la décentralisation en Haïti à travers le prisme de la théorie séquentielle
Depuis plus d’un quart de siècle, Haïti s’est engagée dans un processus de décentralisation qui n’aboutit pas. Elle vit à l’heure de la décentralisation bloquée dans un état unitaire décentralisé « inachevé ». Qu’est ce qui explique l’obstruction et l’inachèvement de l’état unitaire décentralisé d’Haïti proposé par la constitution de 1987 pour instaurer une nouvelle culture de gouvernance verticale inversée? Pour établir scientifiquement cette assertion, la théorie séquentielle de décentralisation nous servira de cadre d’analyse. Pour ce faire, nous survolerons les aspects ci-après de ce cadre d’analyse : 1) la théorie séquentielle de décentralisation instrumentée ; 2) la théorie séquentielle de décentralisation déclinée ; 3) le processus séquentiel de décentralisation en Colombie et en argentine interprété ; 4) la théorie séquentielle de décentralisation : analyseur du processus de décentralisation bloqué en Haïti ; 5) pourquoi l’état central a peur de la gouvernance décentralisée ? ; 6) conclusion et recommandations.
La Théorie Séquentielle De Décentralisation Instrumentée
La théorie séquentielle de décentralisation est un cadre d’analyse fondé sur un postulat selon lequel l’ordre séquentiel de décentralisation détermine la prévalence des intérêts des entités étatiques infranationales ou la prévalence des intérêts du pouvoir central, dépendamment de la provenance de l’initiative de décentralisation. Nous retenons ici deux modèles de processus séquentiel de décentralisation : 1) le processus séquentiel de décentralisation Politique – Fiscal –Administratif ; 2) le processus séquentiel de décentralisation Administratif – Fiscal – Politique.
La Théorie Séquentielle De Décentralisation Déclinée
Pour tester sa théorie, Tulia G. Falleti a mené des études comparatives en Colombie et en Argentine sur l’évolution de l’équilibre intergouvernemental des pouvoirs : infranational et central. Les résultats ont démontré que la décentralisation en Argentine n’a pas accru le pouvoir des gouverneurs et des maires comparativement au président. Alors qu’en Colombie, la décentralisation a conduit à des degrés d’autonomie plus élevés des gouverneurs et des maires par rapport au président. Comment interpréter cette différenciation en terme de résultats les processus séquentiels de décentralisation en Argentine et en Colombie ? Pour apprécier ces différences à leur juste valeur, faudrait on analyser le processus séquentiel de décentralisation en Colombie et en Argentine.
Le Processus séquentiel de Décentralisation en Colombie Interprété
Le processus de décentralisation en Colombie a été influencé par les acteurs infranationaux (les collectivités territoriales). La décentralisation de l’autonomie politique est d’abord acquise, puis suivie de la décentralisation fiscale (les ressources), vient enfin la décentralisation administrative (les responsabilités). Le fait d’organiser en premier les élections municipales en Colombie a eu des effets d’auto renforcement sur le prochain cycle de reformes politiques, fiscales et administratives. L’auto renforcement favorise la participation des autorités infranationales (collectivités territoriales) dans l’orientation du processus de décentralisation. Conséquemment, les pouvoirs infranationaux décrochent en premier lieu la décentralisation fiscale. En suite, ils approfondirent la décentralisation politique à travers l’extension du mandant des maires et la reconnaissance des compétences d’autonomie dans la constitution nationale. Il produit également un sens d’incrémentation dans l’élite politique qui favorise l’élection populaire des gouverneurs. La décentralisation administrative a été le dernier type de reforme initiée. En conséquence, le processus séquentiel de décentralisation Politique – Fiscale – Administrative accroit le pouvoir des entités étatiques infranationales (collectivités territoriales) et s’accompagne du même coup des ressources financières pour amortir le coût de prestation des services transférés.
Le Processus séquentiel de décentralisation en Argentine Interprété
Contrairement à la Colombie, le processus séquentiel de décentralisation en Argentine était conforme aux désidératas (préférence) des tenants du pouvoir central. Apres avoir abandonné la politique développementaliste, le processus de décentralisation est entamé avec une reforme administrative en 1978. La décentralisation administrative fait suite à la décentralisation fiscale en 1988. En fin, la décentralisation fiscale est suivie par la décentralisation politique en 1994. Le régime totalitaire d’alors a pu imposer aux autorités infranationales (collectivités territoriales) le processus séquentiel de décentralisation Administrative – Fiscale – Politique préférée. Dans ce cas, les intérêts du pouvoir central ont prévalus aux dépends des intérêts des entités étatiques infranationales (collectivités territoriales).
Le premier constat qu’on a fait est que : si les intérêts des entités étatiques infranationales (collectivités territoriales) prévalaient au cours du premier cycle de la décentralisation, l’on assisterait donc au processus séquentiel de décentralisation suivant : Politique – Fiscale –Administratif. Donc, le transfert du pouvoir politique est aussi accompagné de l’autonomie fiscale/financière. Dans ce cas, les pressions populaires sont à l’origine du déclenchement du processus de décentralisation. Ce type de processus séquentiel de décentralisation donne naissance à un modèle de gouvernance vertical inversé.
Le deuxième constat est que: si les intérêts du pouvoir central prévalaient au cours du premier cycle de la décentralisation, l’on assisterait donc à un processus séquentiel de décentralisation: Administrative – Fiscale – Politique. Donc, le transfert de compétences administratives (responsabilités) ne s’accompagne pas du transfert de l’autonomie fiscale (ressources financières). Ce processus séquentiel de décentralisation induira les autorités infranationales (collectivités territoriales) dans la dépendance politique et financière. Ce qui fera l’affaire du pouvoir central. Dans ce cas, le déclenchement du processus de décentralisation a été initié par le pouvoir central. Ce type de processus séquentiel de décentralisation donne naissance à un modèle de gouvernance vertical de haut en bas.
Grosso modo, la décentralisation est plus qu’un processus que tout autre chose. Le processus séquentiel de décentralisation joue un rôle déterminant dans l’évolution de l’équilibre intergouvernemental des pouvoirs et la prévalence des intérêts des entités étatiques infranationales (collectivités territoriales) ou la prévalence des intérêts du pouvoir central ; dépendamment du groupe d’intérêt qui a fait déclencher le processus de décentralisation. La décentralisation devient donc le jeu de la balance intergouvernementale de pouvoir opposant le central et le local.
La Théorie Séquentielle De Décentralisation : Analyseur Du Processus De Décentralisation Bloqué En Haïti
A l’orée des années 1986, le peuple haïtien rejette le modèle de gouvernance centralisateur pour embrasser un modèle de gouvernance territoriale décentralisée par la proclamation de la constitution de 1987 en créant trois échelons de collectivités territoriales : la Section Communale, la Commune, et le Département. Les lois cadres et d’application ne sont jamais votées. Les collectivités territoriales devenaient des enfants morts nés. C’est le cas de la loi du 1er Février 2006 qui définit le cadre général de la décentralisation, les principes fondamentaux de gestion des emplois de la fonction publique territoriale ont été mis en veilleuse par le gouvernement de Jacques Edouard Alexis. Par ailleurs, le gouvernement de Jovenel Moise a trouvé un bonne excuse pour ne pas organiser, en 2018, les élections du second degré pour mettre en place les structures des collectivités territoriales par absence de lois cadres et de volonté politique. Le central a peur du local. Le processus de décentralisation en Haïti est bloqué. L’Etat unitaire décentralisé d’Haïti souffre dans l’impasse.
Pourquoi l’Etat Central A Peur De La Gouvernance Décentralisée ?
Cette phobie se fonde sur cinq postulats. Le premier postulat, selon la perspective de l’Etat central, atteste que la décentralisation est corrosive. Elle érode le socle du pouvoir central. Le deuxième postulat indique que la décentralisation est « anti potentat ». Elle impliquerait un partage de pouvoir avec les collectivités territoriales décentralisées qui sont des personnes de droit public. L’Etat central se caractérise par “l’habitus centralisateur ». Le troisième postulat affirme que la décentralisation est “subversive. Elle viendrait chambarder la structure de l’Etat centralisateur. Le quatrième postulat démontre que la décentralisation est anti-statu-quo. Elle ambitionne la réingénierie d’un état centralisateur en un état unitaire décentralisé. Le cinquième postulat soutient que la décentralisation est fondamentalement subversive. “Elle abolit le pouvoir réel ou symbolique des instances centrales et des groupes d’intérêts qui fondent leur autorités …» et leurs intérêts sur le statuquo centralisateur . Par ailleurs, aucune autorité de l’état central ou périphérique ne détient à elle seule toutes les compétences, “les ressources, l’information, et le pouvoir» pour bien faire fonctionner l’état, qui est d’ailleurs un « système complexe ». La décentralisation est à l’antipode des intérêts de l’état central. En claire, la décentralisation doit cesser d’être un vœu pieux pour devenir une « expérience d’ingénierie sociale ».
Conclusion
Les études comparatives en Colombie et en Argentine sur la décentralisation ont abouti à des résultats différents dépendamment du processus séquentiel de décentralisation adopté. Dans le cas de la Colombie, les intérêts des collectivités territoriales prévalaient au cours du premier cycle de la décentralisation (les élections locales et municipales ont été organisées en premier), l’on a adopté le processus séquentiel de décentralisation suivant: Politique – Fiscale – Administratif. Dans ce cas, le transfert de compétence du pouvoir politique est aussi accompagné du transfert de compétence d’autonomie fiscale / financière. Ce processus séquentiel a été initié par les collectivités locales. Leurs intérêts a prévalu au dépens des intérêts du pouvoir central.
Dans le cas de l’Argentine, les intérêts du pouvoir central prévalaient au cours du premier cycle de décentralisation (élections présidentielles et législatives ont été organisées en premier) l’on a adopté donc le modèle du processus séquentiel de Décentralisation suivant : Administrative – Fiscale / Financière – Politique. Dans ce cas, le transfert de compétence administratif n’est pas accompagné du transfert de compétence d’autonomie financière. Ce mode de processus séquentiel a fait dépendre les autorités étatiques infranationales politiquement et financièrement des autorités de l’Etat central. Conséquemment, le processus de décentralisation a été enclenché par le pouvoir central.
Dans le cas d’Haïti, le processus de décentralisation a été initié par les masses populaires. L’on se souvient du fameux referendum du 28 Mars où la population haïtienne se ruait vers les urnes pour adopter la constitution de 1987. Cependant, l’ancien régime a survécu à travers l’oligarchie économique et politique malgré le départ de Duvalier du pouvoir. La mouvance populaire a été étouffée. Les intérêts du pouvoir central ont prévalus. Les élections présidentielles et législatives ont été organisées avant les élections locales et municipales. Les pouvoirs exécutifs et législatifs n’ont pas la volonté politique pour créer le cadre légal et opérationnel pour le fonctionnement des collectivités territoriales. La sempiternelle transition continue à n’en plus finir. La décentralisation en Haïti est obstruée. L’Etat unitaire décentralisé est « inachevé » (Paul, B., & Charleston, C. (2015). Mais l’on se demande comment peut on pallier à ce problème ?
Recommandations
Pour pallier à cette crise institutionnelle chronique qui sape la base des structures socio-politiques et économiques de la première république noire, nous faisons les recommandations ci-après :
1. Il est recommandé la mise en place d’un gouvernement provisoire qui aura pour mission de stabiliser le pays par la mise en place les institutions démocratiques des collectivités territoriales. Le gouvernement provisoire suivra la feuille de route suivante :
2. Il est recommandé la mise en place d’un Conseil Electoral Provisoire qui aura pour mission d’organiser les élections pour les Assemblées des Sections Communales (ASEC), pour les Conseils d’Administration des Sections Communales (CASEC) et les élections municipales. A noter chaque département géographique du pays enverra un représentant dans le conseil électoral provisoire.
3. L’organisation des élections locales et municipales sera suivie de l’organisation d’élections au second degré pour les Assemblées Municipales (AM), pour les Assemblées Départementales (AD), pour les Conseils Interdépartementaux (CID).
4. Les institutions des collectivités territoriales issues des élections du second degré camperont le Conseil Electoral Permanent (CEP) qui remplacera les Conseil Electoral Provisoire. Il est à signaler que chaque département géographique du pays aura un (1) représentant dans le conseil électoral permanent.
5. Le Conseil Electoral Permanent, non partisan, organisera les élections législatives et présidentielles. Le législatif et la présidence n’auront aucune emprise sur l’institution électorale. Ils perdront également le control sur les collectivités territoriales, leur fonctionnement, leur financement, et leurs affaires propres. Ce Conseil Electoral Permanent (CEP) s’assurera de l’alternance politique et le renouvellement du personnel politique en toute indépendance.
6. il est recommandé un modus operandi entre les forces vives du pays aux fins de synchronisation l’échéancier constitutionnel et l’échéancier électoral.
7. il est recommandé une révision des lois et décrets lois antérieures
portant création, organisations, fonctionnement et financement des collectivités territoriales dans l’objectif d’harmoniser le champ lexical et standardiser la signification et le contenu des concepts relatifs aux collectivités territoriales.
8. Il est aussi recommandé une rénovation constitutionnelle tant souhaitée par différents secteurs de la vie nationale. Il est de bon droit du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif dument constitués d’enclencher ce processus.
Il est certain que la mise en application de ces recommandations par les décideurs politiques devra stabiliser le pays, favoriser le déblocage du processus de décentralisation et l’achèvement de l’Etat unitaire décentralisé d’Haïti.
Références Bibliographiques
Bernard, Vachon (1993). Le développement local: théorie et pratique: réintroduire l’humain dans la logique de développement.
CLEVELAND, Harlan. Nobody in charge: Essays on the future of leadership. John Wiley & Sons, 2002
EBEL, Robert D. et YILMAZ, Serdar. Le concept de décentralisation fiscale et survol mondial. In: Symposium international sur le déséquilibre fiscal, Rapport, Annexe. 2002. P. 157-188.
Falleti, T. G. (2010). Decentralization and subnational politics in Latin America.
Cambridge University Press.
Fourquet, J. (2003). La relance de la décentralisation: une boîte de Pandore géopolitique. Hérodote, (3), 171-180.
Élie, J. R. (2009). Titre: Participation, décentralisation, collectivités territoriales en
Haïti. Travail législatif et Décisions administratives depuis 1987.
Millon-Delsol, Chantal. L’Etat subsidiaire: ingérence et non-ingérence de l’Etat: le principe de subsidiarité aux fondements de l’histoire européenne. Presses Universitaires de France-PUF, 1992.
Paquet, G. (2006). Qui a peur de la gouvernance décentralisée?. Pour une décentralisation démocratique, Solidarité rurale du Québec (Ed.), Québec: Presses de l’Université Laval, 183-210.
Paul, B., & Charleston, C. (2015). Les collectivités territoriales: analyseurs du processus démocratique bloqué en Haïti. Haiti Perspectives, 4(3).