La certification des magistrats sous le prisme de l’État de droit
Par Me. Carlos Hercule
Dans un mémorandum daté du 1er juin 2023, le Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire (CSPJ) a déclaré qu’« en matière de certification […], il n’existe aucune voie de recours ». Un argument qui fait suite aux diverses controverses nées de la publication dans les médias traditionnels et en ligne de deux résolutions du CSPJ (21 décembre 2022, 16 janvier 2023) de ne pas certifier trente (30) magistrats. Malgré les protestations de magistrats concernés et l’appel d’organismes de droits humains, d’associations de magistrats et de l’Office de la Protection du Citoyen, une dernière résolution de non certification de 7 magistrats est publiée dans les mêmes conditions de déficit de transparence du processus et de respect du droit au recours contre une décision défavorable.
S’il est vrai que ces résolutions permettent d’avoir un meilleur écho du niveau d’intégrité morale des magistrats des cours et tribunaux de la République très souvent reprochés de corrompus et d’artisans de l’impunité, il n’en demeure pas moins que la position exprimée dans ce mémorandum est antinomique des exigences de l’État de droit. Elle renverse l’idée que la règle de droit obéit à l’impératif de sécurité juridique et la reconnaissance de « droits fondamentaux » qui doivent faire l’objet de mécanismes de protections appropriés[1](Chevallier, 2010). Le CSPJ n’a de pouvoir que ce que la Constitution et la loi lui confèrent.
La présente réflexion s’inscrit, d’abord, dans une démarche citoyenne. La fonction judiciaire étant une délégation de la souveraineté nationale ne saurait être gardée captive par les autorités exerçant le pouvoir judiciaire. Elle se veut également un appui au renforcement de l’État de droit dans cette situation exceptionnelle de la gouvernance publique où la tendance dominante est de mener la lutte de la moralisation de la vie publique en marge de la légalité. C’est dans ce contexte que l’on se propose d’examiner les résolutions de non certification du CSPJ sous le prisme de l’état de droit. Cette réflexion sera divisée en deux parties. Dans un premier temps, la certification sera présentée dans sa dimension transitoire pour mieux appréhender le caractère normatif du mémorandum du 20 novembre 2014 (A), nié[2] par le CSPJ, et dans le deuxième temps, les avis défavorables du CSPJ seront confrontés aux fondamentaux du droit (B).
Pour faire cette communication, nous avons pris le soin de vérifier certaines informations auprès de diverses sources principales, de consulter des documents se rapportant à la matière et de contacter nombre de personnes directement ou indirectement intéressées par le sujet.
- La certification, une compétence temporaire
La certification est un concept nouveau dans le processus de nomination des magistrats en Haïti. Elle est apparue avec la Loi portant statut de la magistrature du 27 novembre 2007. Mais, sa première manifestation remonte en automne 2014 avec la création de la Commission technique de certification (CTC) dans l’esprit de l’article 70 de cette loi. À rappeler toutefois que cette pratique a été instituée par l’institution policière sous le vocable « vetting[3] ». La fonction de la certification est de renseigner sur l’éligibilité d’un postulant à intégrer la magistrature et sur le niveau de performance et de moralité d’un juge en fonction. Elle se veut une réponse efficace pour redonner confiance à l’institution judiciaire si décriée. Ainsi, elle précède les nominations intervenues sous l’égide des nouvelles législations[4] et se poursuit pour les juges en cours de mandat. Néanmoins, la certification est limitée dans le temps.
- Le cycle de vie de la certification
La certification des juges s’insère dans le TITRE IV de la Loi du 13 novembre 2007 sur le CSPJ et dans le TITRE V de la Loi du 27 novembre 2007 portant statut de la magistrature, sous l’intitulé « Des Dispositions transitoires ». Elle est donc réglée par le régime transitoire dont le but fondamental est de déterminer laquelle de la loi ancienne ou de la loi nouvelle sera applicable[5] dans un temps déterminé.
La certification a traversé le temps. Censée avoir accompli sa mission en un laps de temps, elle n’a pu atteindre, à date, qu’environ 300 juges sur un effectif d’un millier. Avec un tel rythme, il faudrait encore deux décennies pour compléter le processus. Cette situation risque le chevauchement de régimes de contrôle par référence à l’évaluation et à l’organe disciplinaire. Toutefois, il est à regretter, dans cette période, l’absence d’une politique de prévention qui aurait évité à la justice certains scandales de corruption. Par exemple, un code de déontologie[6] de la fonction judiciaire est un outil pédagogique, capable d’aider à l’amélioration du comportement des magistrats. Comme indiqué précédemment, la certification figure dans les deux législations.
- La règlementation de la certification
2.1 La dimension anticonstitutionnelle et rétroactive de l’article 69
La conception d’un texte législatif induit la prise en compte de son environnement normatif. Ainsi, le devoir du légiste est de veiller à toute incohérence du texte en préparation sur les normes de rang supérieur ou égal voire inférieur. Claude Rioux[7] insiste sur le fait que « toute mesure législative doit poursuivre un but ou objectif valide sur le plan constitutionnel […] ». Dans ce contexte, les articles 69 et 41 des lois du 27 novembre 2007 et du 13 novembre 2007 sont anticonstitutionnels. En disposant que les juges […] occupent leur fonction jusqu’à̀ ce que leur poste soit pourvu conformément à̀ la Constitution […], ils dérogent à l’article 51 de la Constitution qui interdit la rétroactivité des lois sauf en matière pénale et l’article 177 qui garantit l’inamovibilité des juges. Ces dispositions des nouvelles lois ont ramené le statut permanent des juges à un statut temporaire. Le législateur a ainsi défié le constituant originaire en affectant la situation juridique des juges en cours de mandat. Il a également délégué son pouvoir règlementaire.
2.2 La portée habilitante de l’article 70
« Une procédure de certification des juges et des officiers du ministère public est organisée par le Conseil du Pouvoir judiciaire (sic), conjointement avec le ministère de la Justice et de la Sécurité publique. » Cette disposition de l’article 70 est une habilitation réglementaire c’est-à-dire le pouvoir de prendre des actes administratifs de portée générale et impersonnelle[8], accordé à une autorité gouvernementale, ministérielle ou un organisme autonome, professionnel ou autre. Elle est généralement présentée sous la forme d’un règlement d’où sa dénomination d’habilitation règlementaire ou disposition habilitante. L’article 62 postulant le régime d’évaluation en est une parfaite illustration[9]. Ainsi, le législateur a donc confié au Pouvoir judiciaire via le Conseil et au gouvernement par l’entremise du ministère de la Justice, le soin de déterminer les règles de procédure de la certification dans le respect de la présente loi et des principes généraux du droit.
L’entrée en vigueur, c’est-à-dire le moment à compter duquel l’article 70 est opposable aux sujets de droit donc aux magistrats de siège et des officiers du ministère public dépend du texte de réglementation référencé. Il s’agit d’un cas classique de l’entrée en vigueur différée de la disposition sous étude qui consiste à « permettre à l’administration de mettre en place les structures nécessaires à l’application efficace du nouveau régime, notamment de prendre les textes d’application de la loi, de procéder à l’embauche du personnel nécessaire[10] ». Le report d’entrée en vigueur est donc implicite lorsque la loi (ou la disposition) a absolument besoin d’être complétée par un règlement pour être applicable : Puisqu’au moment de l’édiction de la loi le règlement est inexistant, la loi (la disposition) ne saurait être tenue pour en vigueur tant que le règlement n’est pas lui-même en vigueur[11] ». Si le mémorandum du 20 novembre 2014 n’a jamais existé ou tout autre texte organisant la procédure applicable en la matière, les certifications conduites par le CSPJ jusqu’au 26 juin 2023 les ont été toutes en absence de l’article 70 dont le cadre réglementaire serait encore inexistant. N’en déplaise au communiqué de presse du 1er juin 2023 du Bureau de communication du CSPJ, on prend la liberté de présenter ce document dans ses aspects les plus essentiels.
2.3 La conformité règlementaire du mémorandum du 20 novembre 2014.
Si le texte normatif n’a pas de forme sacramentelle, néanmoins il est généralement présenté en une structure logique regroupant les éléments introductifs, le dispositif proprement dit et les dispositions finales. Dans le cadre de cette réflexion, la dimension matérielle sera donc privilégiée à l’enveloppe communicationnelle. Ainsi, la question fondamentale sera donc : est-ce que le mémorandum du 20 novembre est un acte réglementaire dans le sens de l’article 70 de la loi du 27 novembre 2007 ? Morin et Tremblay (2010) enseignent qu’un acte à contenu réglementaire n’est pas nécessairement appelé « règlement ».
L’essence de l’acte règlementaire vise la nature, c’est-à-dire le caractère général et impersonnel. Quant à la forme de celui-ci qui porte sur l’auteur en occurrence un arrêté gouvernemental ou ministériel, une résolution d’un organisme autonome ou un organisme professionnel, est donc secondaire. Il induit qu’en disposant que « la certification permet de s’assurer que le magistrat en poste, celui en fin de mandat et celui nouvellement recruté remplit toutes les conditions légales et morales pour assumer une telle fonction qui requiert une réputation au-delà de tout soupçon et un niveau de connaissances acquises et d’expériences certaines », le point 3 du mémorandum régit des situations concrètes se rapportant à des personnes exerçant la fonction de magistrat sans pour autant nommer ou déterminer aucune d’elles. Cet énoncé exprimant le but du texte obéit donc aux critères général et impersonnel d’un acte normatif. Il n’empêche pour autant la dénaturation de l’article 70.
Il ressort du texte du mémorandum soit un abus de pouvoir ou une subdélégation indue.
Bergeal (2012) soutient qu’un (acte) d’application ne peut subdéléguer un pouvoir que lui a confié la loi. Déjà, le point 6 néglige le langage du législateur en tronquant « processus » à « procédure ». Le point 7 confère au CSPJ une compétence exclusive de certifier un magistrat tandis qu’il s’agit dans la loi d’une responsabilité des deux organes du secteur Justice d’organiser conjointement la procédure de certification des magistrats étant entendu que le Conseil s’occupe de la discipline des juges et le MJSP de celle des officiers du Parquet. Le point 9 de son côté, d’une certaine manière, pollue la mission de la Commission technique de Certification (CTC) en disposant qu’elle œuvre ‘pour le compte du CSPJ, la seule autorité de décision en matière de certification’.
Le dernier titre du mémorandum « Garanties et transparence du processus » évoque les obligations procédurales des autorités impliquées dans la certification des magistrats. En effet, le point 10 prévoit l’existence d’un mécanisme devant permettre aux magistrats de prendre connaissance des faits qui leur sont imputables et d’y apporter les éclaircissements nécessaires. Le point 11 prémunit contre l’arbitraire, la mauvaise foi et la discrétion du CSPJ en exigeant que sa décision défavorable soit motivée mais communiquée au magistrat concerné. Enfin, le point 12, consacre l’un des principes généraux du droit en prescrivant que « le magistrat, mécontent de la décision du CSPJ, dispose d’un droit de recours par devant celui-ci ».
Le mémorandum du 20 novembre 2014 comporte, certes, des incohérences marquées par un retournement de l’objet qui rattache son texte au plan de travail de la CTC qui, au contraire, en est le pendant et le mépris de l’habilitation conjointe de régir la certification des magistrats par le CSPJ qui s’en est octroyé l’exclusivité et le MJSP qui, indûment, a abandonné sa responsabilité. Malgré tout, le mémorandum du 20 novembre 2014 demeure un texte réglementaire au caractère général et impersonnel d’un acte normatif.
- Les corollaires de la certification et l’avis favorable du CSPJ.
L’article 26 du Chapitre III de la loi portant statut de la magistrature prescrit que « l’accès d’un magistrat au grade supérieur tient compte du tableau de cheminement qui reflète les états de service du magistrat. Ce tableau est préparé et maintenu par le Conseil supérieur du Pouvoir judiciaire et est publié chaque année entre le 1er et le 15 septembre au journal officiel <Le Moniteur> ». Cette disposition ne se limite pas à la recommandation du magistrat à un grade supérieur. Elle vise également à renseigner la population et les assemblées concernées (Sénat, départementales et communales) sur la performance professionnelle des personnes désignées. Pourtant, après 11 ans d’installation, le Conseil supérieur du Pouvoir judiciaire n’a pas toujours établi le tableau de cheminement. La situation n’est pas différente pour l’évaluation.
L’évaluation est réglée au Sous- Titre IV. Elle est périodique et occasionnelle. Elle est réalisée tous les deux ans autour des activités professionnelles du magistrat de siège et de l’officier du ministère public et à chaque sollicitation de poste. Elle tient compte de la fiche technique de chaque magistrat et des différentes pièces y associées. Elle vérifie le niveau d’application du Sous- titre III de la loi traitant de l’obligation de réserve du magistrat. L’article 61 prescrit que « tout juge ou officier du ministère public peut contester l’évaluation de son activité professionnelle par la voie d’une note écrite, qui sera jointe à son dossier administratif ». La fréquence de l’évaluation (3 en 7 ans) est incitative. Elle est une alerte sur le rendement et l’éthique professionnelle sur lesquels la nouvelle nomination du magistrat repose. Mais, le texte règlementaire devant déterminer les conditions de l’évaluation du magistrat prévu à l’article 62 de la loi du 27 novembre n’est pas toujours adopté.
Les termes « avis conforme », « avis favorable », « avis motivé » et « approbation » sont utilisés par le législateur des lois du 27 novembre 2007 et du 13 novembre 2007. La synonymie de ces termes, à l’exception de l’ « avis motivé[12] », désigne l’acte par lequel le CSPJ valide le rapport de certification, d’évaluation en cas de demande de poste et le rapport de cheminement en matière de promotion. Selon l’article 70 de la loi portant statut de la magistrature, le rapport de certification est un binôme CSPJ- ministère de la Justice. Alors que l’avis conforme relève de la compétence exclusive du CSPJ mais limité dans sa portée.
L’avis du CSPJ est une compétence liée fondée sur des critères objectifs et transparents, et non l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire. Lorsque le CSPJ, sur une demande de nouvelle nomination, émet un avis défavorable, le juge dispose d’un délai de trente (30) jours, dès réception, pour exercer un recours gracieux. Ce privilège fait émerger le caractère contraignant de l’avis défavorable du CSPJ pour l’autorité de nomination. Il en va autrement de l’avis favorable qui n’est pas obligatoire pour le président de la République. Ainsi, le Conseil est libre de placer le nom du juge bénéficiaire de l’avis favorable sur la liste de réserve de recrutement. Fondé sur le dernier alinéa de l’article 16, les membres du CSPJ avaient raison d’exprimer leur désaccord avec les propos du président Jovenel Moise d’avoir été contraint de nommer des juges corrompus[13]. L’avis défavorable tel que pratiqué par le CSPJ est une hypothèque sur l’État de droit.
- Les avis défavorables du CSPJ confrontés aux fondamentaux du droit
- L’indépendance judiciaire et l’excès de pouvoir du CSPJ
L’indépendance judiciaire existe au bénéfice du public et non du juge. Elle est essentielle au maintien de la confiance des citoyens dans leur système judiciaire, puisqu’elle est l’une des garanties que les juges appliqueront le droit sans crainte et à l’abri de toute pression ou ingérence de quiconque[14]. Le législateur de 2007 garantit l’indépendance de la fonction judiciaire en disposant que les juges sont indépendants, tant à l’égard du pouvoir législatif que du pouvoir exécutif. Ils n’obéissent qu’à la loi et ne peuvent s’en affranchir, même pour des motifs d’équité. Ils sont aussi indépendants entre eux dans leurs fonctions juridictionnelles […][15]. D’où l’absence de hiérarchie.
Tout comme l’acte de juger, l’examen des indices d’un dossier soumis à un magistrat instructeur relève essentiellement de la fonction judiciaire et par conséquent protégé par l’indépendance judiciaire. Ainsi, dans l’exercice de cette compétence, le juge n’a pas à être questionné voire à répondre, à se justifier devant une instance administrative, d’enquête ou disciplinaire. Sinon, il n’est point d’indépendance du pouvoir judiciaire au profit du sujet de droit. C’est en ce sens que les Nations unies ont réaffirmé que les magistrats règlent les affaires dont ils sont saisis impartialement, d’après les faits et conformément à la loi, sans restriction et sans être l’objet d’influences, incitations, pressions, menaces ou interventions indues, directes ou indirectes, de la part de qui que ce soit ou pour quelque raison que ce soit[16].
Selon un compte rendu de la Commission technique de Certification (CTC) avec l’un des magistrats non certifiés, l’entretien a porté sur deux rapports d’un organisme de droits humains relatifs à un jugement rendu dans une affaire correctionnelle et une ordonnance de main- levée du mandat d’écrou. S’il est reconnu aux organismes de droits humains une mission de veille du bon comportement des agents publics dans l’exercice de leurs fonctions et d’en faire rapport voire de dénoncer les dérives. Il en est autrement des institutions chargées d’enquêter et de délibérer sur l’éthique professionnelle des magistrats. Ces autorités sont tenues au respect de l’impératif des garanties statutaires que bénéficient les juges dans l’exercice de leurs fonctions juridictionnelles. [Les] décisions (des juges) peuvent être infirmées, cassées ou annulées par les juridictions supérieures, mais celles-ci ne peuvent les contraindre à̀ juger autrement qu’ils ne pensent (art 33).
La Cour de cassation, réunie en Assemblée générale, a ainsi décidé : « […] Attendu qu’il résulte des faits de l’instruction que les principaux reproches adressés au Doyen Ramon Guillaume, notamment par le Réseau National de Défense des Droits Humains (RNDDH), sont relatifs aux ordonnances en habeas corpus rendues par le Doyen en faveur de différents prévenus qui sont ainsi libérés.
Attendu que ce faisant, le Doyen a agi conformément au rôle que lui attribue la Constitution, sous réserve que ces décisions, comme celles de tout juge pourraient être déférées à une juridiction supérieure pour réformation ou confirmation ; que ce que l’on pourrait considérer comme un abus de la faculté qui lui est donnée de libérer des prévenus, ne saurait nullement constituer une infraction pénale […][17].
Toutefois, l’indépendance judiciaire n’est pas un brevet d’impunité. Lorsqu’une décision juridictionnelle fait l’objet de dénonciation de prétendues victimes ou de réprobation sociale, le régime disciplinaire doit être activé de manière à trouver les indices se rapportant à l’intérêt personnel ou dérivé qui aurait motivé cette décision. Dans une telle hypothèse, le Conseil supérieur du Pouvoir judiciaire applique l’article 33 de la Loi du 13 novembre 2007 en opérant la saisine de la juridiction répressive sans préjudice de la poursuite disciplinaire. Il est un postulat que le juge n’a rien à gagner ou à perdre, quelle que soit l’issue de l’affaire qu’il a tranchée[18] .
La fonction juridictionnelle du juge est le rempart des justiciables contre les abus des autorités de l’État. L’indépendance judiciaire doit être protégée par un régime de droit. Les avis défavorables du CSPJ, émis dans des conditions non objectives et non transparentes, affectent sévèrement l’état de droit et emporte le principe de la hiérarchie des normes.
- La primauté du droit et la destitution d’un juge
L’existence d’une hiérarchie des normes constitue l’une des plus importantes garanties de l’État de droit. Dans ce cadre, les compétences des différents organes de l’État sont précisément définies et les normes qu’ils édictent ne sont valables qu’à condition de respecter l’ensemble des normes de droit supérieure. Au sommet de cet ensemble pyramidal se trouve la Constitution, suivie des engagements internationaux, de la loi puis des règlements […][19]. Ce principe étant posé, aucune disposition législative ou administrative ne pourrait donc y contrevenir.
L’inamovibilité de la fonction judiciaire est donc une garantie de la Constitution de 1987 amendée en son article 177 dont les cas de dérogation sont : la destitution en exécution d’une décision de forfaiture légalement prononcée, la suspension en cas d’une ordonnance d’inculpation et la fin de services professionnels dans les cas d’incapacité physique ou mentale dûment constatés. Cette garantie est aussi marquée par la limitation des pouvoirs du CSPJ en matière disciplinaire. Celui-ci ne prononce que la sanction prévue à l’article 28[20] de la loi du 13 novembre 2007, sauf en cas d’urgence et sur demande du ministre de la Justice, le CSPJ peut interdire à un magistrat l’exercice de ses fonctions et ce pour un délai ne dépassant pas trois (3) mois. Il y a lieu de préciser que le régime de sanction ne s’étend pas à la certification, au tableau de cheminement et à l’évaluation. Pourtant, il a été donné de lire dans une correspondance référencée N°CSPJ-BP/01-2023/835 :
« [….]
En conséquence, il a été décidé, par résolution du Conseil en conformité aux dispositions de l’article 69 de la loi du 27 novembre 2007, que vous n’êtes plus habilité à poursuivre votre fonction de juge […] ».
Cette correspondance a été copiée au ministère de la Justice comme pour l’en informer de sa décision de renvoyer le juge. Or, si les dispositions de l’article 69 de la loi citée investissent implicitement le CSPJ de la compétence d’un avis défavorable en cas de non certification, elles ne l’autorisent pas à destituer un juge en cours de mandat. D’ailleurs, les motifs de la non certification n’étant pas les mêmes pour tous les magistrats, les sanctions, dans l’hypothèse qu’elles existent, devraient suivre la même logique. Comment appliquer pour « ivrognerie notoire » et « rançonnement de justiciables » la même sanction de destitution ? Il y aurait donc un déficit de proportionnalité. La vérité est que l’avis défavorable en matière de certification sert de fondement à la double saisine prévue à l’article 32 de la loi créant le Conseil supérieur du Pouvoir judiciaire. Ainsi, le Conseil de discipline, en temps et lieu, pourra prononcer les sanctions prévues par la loi du 13 novembre 2007 en ses articles 28, 29, 30 et 34.
La primauté du droit implique la prééminence des normes supérieures sur les normes inferieures. D’ailleurs, des Principes fondamentaux relatifs à l’indépendance de la magistrature, nous lisons au point 12 que « les juges, qu’ils soient nommés ou élus, sont inamovibles tant qu’ils n’ont pas atteint l’âge obligatoire de la retraite ou la fin de leur mandat[21] ». Ainsi, le juge en cours de mandat ne peut être suspendu ou relevé de sa fonction qu’en vertu d’une décision disciplinaire dont l’exécution[22] relève du ministère de la Justice et non du CSPJ lui-même. Contre toute logique et le gros bon sens, le CSPJ interdit la voie de recours à ses avis défavorables portant sur la certification.
- Les droits de la défense et le refus de la contestation
Les résolutions de non certification ont attiré davantage l’attention sur la nécessité d’un meilleur régime de protection des magistrats. Le CSPJ, pour toute réponse aux contestations des non certifiés, déclara dans son mémorandum du 1er juin 2023 qu’« en matière de certification, il n’existe aucune voie de recours. Le législateur en a ainsi décidé. Le Conseil ne peut pas suppléer au silence du législateur, ni accueillir les demandes de recours, en absence d’une procédure prévue par la loi. Nulle juridiction ne peut être établie qu’en vertu d’une loi ». Pour mieux examiner ce motif, il importe de reprendre les termes de l’article 70 de la Loi du 27 novembre portant statut de la magistrature qui postule « une procédure de certification des juges et des officiers du ministère public est organisée par le Conseil du pouvoir judiciaire, conjointement avec le ministère de la Justice et de la Sécurité Publique ». Contrairement aux justifications du CSPJ, et comme déjà expliqué dans la première partie, l’article 70 est une habilitation règlementaire, c’est-à-dire un pouvoir délégué aux deux organes du secteur justice pour déterminer le mécanisme de certification. Cette disposition n’a pas interdit la voie de recours ni gardé le silence sur un tel recours. D’ailleurs, le Code civil a, en ce sens, édicté un principe d’ordre général en matière d’application de la loi lorsqu’il dispose en son article 9 que « le juge qui, sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi, refusera de juger, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice ».
Ce principe est consacré dans un arrêt du 23 mars 1925. Notre Cour de cassation a donc jugé que « le juge, en l’absence d’une règlementation législative des difficultés résultant des prétentions contraires des parties, doit recourir aux principes généraux du droit en s’inspirant également des règles de l’équité naturelle ». En France, le Conseil d’État, comblant un vide juridique, prend l’initiative de créer ces principes, « applicables même en l’absence de texte » qui s’imposent à l’ensemble des actes, y compris les plus importants, de l’administration[23]. Les principes généraux du droit impliquent aussi le principe du contradictoire.
Entre autres justifications, le CSPJ évoque que la procédure de certification est soumise au principe du contradictoire. Tous les magistrats ont été régulièrement appelés[24]. A bien comprendre ce raisonnement, on s’imagine le pire scénario d’une personne condamnée par le tribunal criminel sur le seul fait de son interrogatoire par un juge instructeur, sans que cette personne ait à recevoir ni ordonnance de renvoi ni acte d’accusation, encore citée à comparaitre devant ledit tribunal. Cadiet, Normand et Mekki soutiennent que le principe du contradictoire ne doit pas se contenter d’une affirmation solennelle, il doit effectivement être mis en œuvre[25]. Cela sous-tend que le concerné appelé dispose des informations précises sur le fait litigieux et également de la possibilité de présenter ses observations pour porter le décideur à changer d’avis.
En guise de décision motivée, corollaire du principe du contradictoire, le CSPJ publie des listes avec de qualifications relevant de la compétence de police judiciaire ou d’instance juridictionnelle. Or, en absence d’une instruction ouverte au cabinet d’instruction ou d’un jugement prononcé par le tribunal criminel, le CSPJ ne peut se prévaloir des termes ‘ rançonnement de justiciables’ et ‘spoliation’ pour prendre même une décision disciplinaire. Le motif ‘facilitation de l’élargissement de présumes criminels notoires’ est ambivalent. Car, deux juges seraient renvoyés d’avoir appliqué le principe cardinal de présomption d’innocence. Ensuite, le défaut de communiquer l’avis défavorable au juge concerné, est d’une grande pesanteur. Le CSPJ soustrait sa décision au contrôle de tout organe de recours contraignant ainsi le juge à subir l’arbitraire. La Cour supérieure des Comptes et du Contentieux administratif (CSCCA) a déclaré son incompétence rationae materiae sur le motif que « le recourant n’a pas versé dans son dossier un acte administratif faisant l’objet de son recours, mais plutôt de documents, [..], circulant sur les réseaux sociaux »[26]. D’ailleurs, l’absence de décision motivée pour chaque magistrat individuellement traduit l’opacité du processus de certification et l’abus de pouvoir dans le mécanisme de prise de décision des avis défavorables.
De toute façon, si le raisonnement du CSPJ devait s’avérer fondé, il y aurait dans la législation du 27 novembre 2007 une grande incohérence. Le législateur aurait protégé le renouvellement de mandat du juge et sa montée en grade en lui offrant le privilège d’un recours et abandonné l’inamovibilité du juge, garantie par la Constitution amendée, à l’arbitraire du CSPJ. Des dispositions appropriées doivent être prises pour qu’un organe indépendant ait compétence pour réviser les décisions rendues en matière disciplinaire, de suspension ou de destitution[27]. [….]. William O’Neill, expert indépendant des Nations unies sur la situation des droits de l’homme en Haïti a déclaré en conférence de presse du 28 juin 2023 que « le Conseil supérieur du Pouvoir judiciaire (CSPJ) et les inspections judiciaires doivent redoubler d’efforts pour certifier les magistrats et assurer que tout manquement sera sanctionné, en conformité avec les standards internationaux en matière de droits humains, notamment le droit de recours pour les magistrats non certifiés. »
La certification pour une magistrature drapée d’intégrité et de dignité est le lieu commun pour une société plus juste et plus équitable avec un taux de corruption et d’impunité significativement réduit. Néanmoins, elle doit être conduite suivant les normes régissant la matière et les principes généraux du droit. Le magistrat visé par la certification bénéficie, comme tout sujet de droit, du principe de la présomption d’innocence. Aussi a- t- il droit à la connaissance du rapport de certification et de l’avis défavorable dûment motivé par son auteur. Il doit disposer d’un délai raisonnable pour exercer son recours comme c’est le cas pour les décisions disciplinaires, le rapport d’évaluation et celui relatif à une nouvelle nomination.
Le droit au recours, un exercice du droit de la défense, est un droit naturel dont le CSPJ ne peut en faire l’économie. Les résolutions des 21 décembre 2022, 13 janvier 2023 et 26 juin 2023 contreviennent tant à l’État de droit qui garantisse l’indépendance judiciaire et la hiérarchie des normes, mais également aux principes généraux du droit qui protègent les sujets de droit de l’arbitraire de l’État et de toute autre force d’influence. Pourtant, aussi préoccupantes et dommageables que puissent être ces résolutions, le Conseil supérieur du Pouvoir judiciaire reste indispensable pour le renforcement de l’État de droit et la démocratie en Haïti. Il a déjà apporté une réponse notable au processus de nomination des juges. Toutefois, il doit se défaire de l’élan corporatiste émergeant depuis les deux dernières judicatures. Toutes les actions du Conseil supérieur du Pouvoir judiciaire doivent être motivées par le droit et encadrées par la loi. Ainsi, certains axes peuvent être considérés pour répondre à des problèmes conjoncturels et structurels.
En guise de recommandations, il est donc suggéré :
- l’élaboration du règlement fixant la procédure de certification comme prévu à l’article 70 de la Loi du 27 novembre 2007 ;
- la saisine de la juridiction disciplinaire du CSPJ par le ministère de la Justice pour connaitre des faits reprochés aux magistrats dans les avis défavorables, en application de l’article 22 de la Loi du 13 novembre 2007 ;
- la certification des autres magistrats (environ 700) durant la dernière année de la 4e judicature. Le renforcement de la CTC d’un personnel intérimaire suffisant est nécessaire pour l’accomplissement de cette tâche. Ainsi, la certification disposition transitoire aura duré une décennie et non trois ;
- l’ élaboration du règlement déterminant les conditions de l’évaluation et le recrutement du personnel compétent pour sa mise en œuvre comme prévu à l’article 62 de la loi portant statut de la magistrature ;
- l’ établissement du tableau de cheminement pour la promotion des juges ;
- la finalisation du document de répartition de compétence entre le CSPJ et le MJSP ;
- la validation et la publication du projet de Code de déontologie des juges qui date de 2014. La dissémination du document dans les différentes juridictions et des séances d’appropriation par les juges se révèlent indispensables. Le guide de déontologie du juge récemment adopté par le CSPJ devrait suivre le Code et non le contraire.
Le relèvement de la justice ne peut se réaliser uniquement dans une dynamique répressive marquée par la certification. La prévention en est une bien meilleure façon d’anticiper les comportements déviants. Le Conseil supérieur du pouvoir judiciaire et le ministère de la Justice doivent être plus innovants dans les efforts à accomplir pour une magistrature haïtienne intègre et performante.
Me Carlos Hercule, av
Ancien Bâtonnier de l’Ordre des avocats de Port-au-Prince
Ancien Président de la Fédération des Barreaux d’Haïti.
[1] Chevalier, Jacques (2010). L’État de droit, 5e éd., Montchrestien, Paris, 2010, p.96
[2] Dans un communiqué de presse en date du 1er juin, le CSPJ a déclaré qu’« après maintes recherches effectuées dans les registres à ce destinés, il n’a été retrouvé dans les archives aucune trace d’un prétendu mémorandum daté du 20 novembre 2014 traitant du processus de certification- Le procès-verbal de la réunion statutaire tenue le 20 novembre 2014 n’en fait aucune mention ». Toutefois, le communiqué n’a pas rendu public l’ordre du jour de cette séance ni renseigné sur le plan de travail de la CTC, validé par le CSPJ, le 12 août 2014, duquel serait tiré le mémorandum.
[3] Le « vetting » consiste à évaluer la moralité et l’intégrité de chaque agent (de police) à travers une série d’enquêtes menées conformément au droit haïtien et au code de discipline de la PNH, pour vérifier les antécédents judiciaires ou disciplinaires et son comportement dans la vie sociale. […]. Il porte également sur l’évaluation de compétence de l’agent afin de déterminer la nécessité d’une formation complémentaire. À la fin du processus, le CSPN prononce la radiation du policier non certifié. https://reliefweb.int/report/haiti/le-%C2%AB-vetting-%C2%BB-%C3%A9tape-indispensable-pour-une-pnh-professionnelle.
[4] La certification est réalisée en application des lois du 27 Novembre 2007 et du 13 novembre 2007. Mais, les nominations se réalisent selon les conditions déterminées par le décret du 22 août 1995 en attendant la constitution des Assemblées communales et départementales prévues par la Constitution amendée.
[5] Tremblay, Richard. Éléments de légistique, Editions Yvon Blais, Québec, 2010, p.760
[6] De source crédible, le CSPJ a adopté en avril 2023 le Guide de déontologie du juge. Un tel document devrait suivre l’adoption du projet de code de déontologie qui remonte à plus d’une décennie.
[7] Avocat retraité du barreau du Québec. Il est spécialiste du cadre juridique électoral et expert en légistique.
[8] Tremblay, Richard. Éléments de légistique, Editions Yvon Blais, Québec, 2010, p. 619, not.1
[9] Loi du 27 novembre 2007 : « Les modalités et critères de l’évaluation des juges sont déterminés par règlement du Conseil supérieur du Pouvoir judiciaire »
[10] Tremblay, Richard, op. cit , p.726
[11] Tremblay, Richard, op. cit , p. 726- 727
[12] Tel que formulé à l’article 25 de la Loi du 27 novembre 2007, l’avis motivé est obligatoire pour le CSPJ et non contraignant pour l’autorité de nomination.
[13] Voir Le Nouvelliste du 15 décembre 2017. Juges corrompus : le CSPJ dément et accuse le président Jovenel Moise d’avoir violé la Constitution. https://www.lenouvelliste.com/article/180625/juges-corrompus-le-cspj-
[14] https://courduquebec.ca/informations-complementaires/role-et-responsabilites-du-juge
[15] Article 33 de la loi portant statut de la magistrature
[16] Le point 2 des Principes fondamentaux relatifs à l’indépendance de la magistrature. https://www.ohchr.org/fr/instruments-mechanisms/instruments/basic-principles-independence-judiciary
[17] Extrait des minutes du greffe de la Cour de cassation de la République. Cet arrêt- ordonnance a été rendu en la Chambre du Conseil le mercredi 28 juillet 2010. Le CSPJ n’étant pas encore investi dans ses fonctions, la Cour de cassation s’était saisie des faits de corruption reprochés au Doyen du tribunal de première instance de St. Marc, Magistrat Ramon Guillaume. Procédant comme indiqué à l’article 381 du CIC, la Cour avait désigné un magistrat pour exercer la fonction d’officier de police judiciaire, et un second pour remplir la fonction de juge d’instruction.
[18] https://courduquebec.ca/informations-complementaires/role-et-responsabilites-du-juge
[19] https://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/270286-quest-ce-que-letat-de-droit
[20] L’article 28 de la Loi créant le CSPJ prescrit ‘ les sanctions encourues par les magistrats du siège, en matière disciplinaire, sont : a. la réprimande avec inscription au dossier ; b. le retrait de certaines fonctions au sein de la magistrature ; c. la mise en disponibilité sans traitement.
[21] https://www.ohchr.org/fr/instruments-mechanisms/instruments/basic-principles-independence-judiciary.
[22] L’article 67 de la Loi du 27 novembre 2007 prescrit que ‘ le Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire exerce le pouvoir disciplinaire sur les juges dans les conditions prévues par la loi. Le Ministre de la Justice et de la Sécurité́ Publique veille à l’exécution de ces décisions.’
[23] Morand- Devillier, Bourdon et Poulel. Droit administratif, 15º éd, LGDJ, 2017, p.334
[24] Voir le 3e paragraphe du mémorandum publié par le CSPJ le 1er juin 2023.
[25] Cadiet, L, Normand, J et Mekki, S R. Théorie générale du procès, PUF, Paris, 2010, p. 648
[26] Arrêt du 22 juillet 2022 sur le recours exercé par le sieur Jean Cenord Joseph, juge suppléant au tribunal de paix de carrefour. Son nom figure parmi les juges non certifiés par le CSPJ et renvoyés de la magistrature. Cette liste a été publiée dans la presse et sur les réseaux en 2020.
[27] Point 20. https://www.ohchr.org/fr/instruments-mechanisms/instruments/basic-principles-independence-judiciary