Parcours d’une combattante
En 2016, en plein combat contre une maladie incurable, après un regroupement de plusieurs textes, Jésula et moi (Esau Jean-Baptiste), nous avions décidé de publier : Haïti ce pays de contraste.
L’objectif était de compiler en un seul document des analyses de différentes thématiques et problématiques au sujet d’Haïti, lors des dernières décennies.
Pour plus de précision, cet ouvrage avait pris ses sources dans des prises de position que nous avons développées et publiées dans les colonnes de nombreux journaux d’Haïti.
À travers ces textes, nous avions voulu dénoncer ce que bien d’autres ne disaient que tout bas, car ils craignaient pour leurs vies et celles de leurs familles.
Donc, en ce mercredi 8 mars 2023, l’intention de republier le texte le ‘Parcours d’une combattante’’, est de faire connaître ces différentes thématiques et problématiques de la femme haïtienne à d’autres lecteurs qui, pour une raison ou une autre, n’avaient pas eu la chance de lire ce texte dans les journaux ou dans le livre Haïti ce pays de contraste
Voici donc dans toute son intégralité, le texte du journaliste, avocate, ma femme, mère de mes trois enfants, Jésula Prophète, une combattante qui avait, mortellement, perdu le long combat contre le cancer du sein le 13 juin 2018. Bonne lecture.
Parcours d’une combattante
Elle est mère de six enfants. Elle vient de Ouanaminthe. Amélia, comme de nombreuses autres femmes de son quartier, gagne difficilement son pain. Elle emprunte alors le parcours habituel. Elle rentre à Port-au-Prince. Ce n’est pourtant pas la fin de son périple : Port-au-Prince – Ouanaminthe, Ouanaminthe – Port-au-Prince. Puis, au bout du tunnel, la République dominicaine. Pour elle, « Ti kouto miyò pase zong ».
Quand Amélia rentre à Port-au-Prince, elle est accompagnée de deux de ses enfants. Sa tante Délia est la seule parente qu’elle compte dans la capitale. Cette tante habite Solino, un quartier marginalisé de la capitale.
C’est donc à Solino qu’elle se rend. Dans une chambre assez exiguë. Là, elle s’installe dans la misère la plus complète. Elles sont sept personnes à partager ce logement. Mais il faut survivre. Pour elle-même. Pour les enfants surtout. Elle vend du charbon de bois. Les bénéfices aident à subvenir aux besoins élémentaires de la famille.
Et la famille subsiste. Mais la vague d’insécurité frappe fort. Et avec elle, l’opération Bagdad, déclenchée en septembre 2004. C’est à Port-au-Prince qu’Amélia entend et voit tomber les pluies de balles. Elle n’a nulle part où aller. Elle retourne à Ouanaminthe.
De surprise en surprise…
Arrivée dans sa ville d’origine, Amélia trouve un quartier désert. « Mwen wè katye a vid, tout moun m te konnen pandan dètan pat prezan », s’exclame Amélia. C’est qu’ils ont tout laissé. Terres et plantations. Ils ont gagné Santo Domingo. Un refuge pour fuir la misère.
Au bout d’une semaine, le père de ses enfants, victime d’un accident de voiture, succombe à ses blessures. À 27 ans, Amélia se retrouve veuve. La lutte pour la survie est de plus en plus féroce. Elle décide alors de se rendre en République Dominicaine. Les difficultés ne font pourtant que commencer. On l’emmène voir un boukonn – un passeur – : celui- ci doit l’aider à gagner la frontière. Le boukonn fixe ses prix. « Manzè ap bezwen 500 goud pou travèse ». Mais elle n’a pas cette maudite fortune. Le boukonn lui prend la main. « Lè bondye fèmen yon pòt, li ouvri yon fenèt, m’a-t-il dit, raconte Amélia. Menm lè a li konmanse grate pla men l. M’ fout li yon sèl kout je epi m rale menm nan men l ».
Mais elle ne fait pas marche arrière. Au contraire, cet incident regrettable renforce sa determination. « Tout ti pwoblèm lajan pral rezoud », lui confie une amie. Gagner la République Dominicaine pourrait s’avérer payant, se dit Amélia.
Un long voyage…
C’est auprès d’un autre boukonn qu’elle débutera le voyage. Mais pour un si long périple, on ne lui réclame aucune pièce d’identité. Elle n’en est pourtant pas surprise. Elle le savait dès le début. Elle a refusé tous les points de contrôle établis par la migration. La situation se fait poutant très inquiétante. Amélia confie : « On m’a dit que le voyage serait agréable ; qu’on allait passer par la montagne et que quelqu’un m’attendrait et m’emmènerait à Puerto Plata. Cette personne n’est pas venue et j’ai dû me rendre seule au Batey accompagnée de mes deux plus jeunes enfants âgés de 8 et 10 ans ».
Un long trajet les attend donc. Ils passent trois jours au beau milieu de la montagne. Ils sont huit personnes à composer le groupe. Ils s’entraident donc : cela évite le découragement. Et fait voir le soleil plus près qu’il ne l’est vraiment.
Finalement, elle s’installe avec ses deux enfants à Boca Nueva, une des localités regroupant plusieurs bateys. Là, elle s’offre à la coupe de la canne à sucre. Bien que ce travail soit reservé aux hommes, elle a droit à un salaire inférieur au leur.
Bonjour persécution et humiliation !
Amélia n’a pas de passeport. Elle ne possède aucune pièce légale. Les abus et exploitations foisonnent. Le patron refuse de payer. Elle ne peut pas protester : elle est en situation irrégulière et pourrait se faire expulser.
Elle obtient en dernier recours sa carte du Conseil d’État du Sucre (CEA). Mais cette carte l’identifie comme étant résidente du Boca Nueva. Le document n’a aucune valeur légale lui permettant de séjourner dans le pays.
Paralèlement, elle garde des contacts serrés avec ses quatre autres enfants restés à Ouanaminthe. Elle leur envoie nourriture et vêtements. « Tant bien que mal, dit-elle, j’arrive à joindre les deux bouts. »
Un espoir brisé
C’est une négresse, Amélia. Elle vient d’Haïti, de surcroît. Et elle est pauvre. Amélia doit faire face à un anti-haïtianisme sans bornes. Elle n’échappe pas à cette réalité. Les stéréotypes de genres, de race et de nationalité, ne jouent guère en sa faveur.
Puis, un jour, elle revient tristement du batey. Un bataillon d’hommes armés l’a arrêtée. Elle est rapatriée de force, sans vêtements, ayant laissé ses affaires personnelles dans la batey. Elle est séparée de ses deux enfants.
Des témoins l’ont vue : « Mwen pa t ka kenbe dlo nan je m. Yo ranmase Amélia yo voye l nan machin nan kom yon pil rad sal. Se tout zantray mwen k’ap manje m chak fwan m viv yon sèn konsa. »
Des milliers de femmes souffrent physiquement et émotionnellement, dans le silence de leur cœur, des séquelles d’un voyage en République Dominicaine. Des enfants ont été séparés à jamais de leurs parents. Sous les yeux de leurs conjointes, des hommes sont lâchement assassinés.
Aujourd’hui encore, Amélia n’arrête pas de chercher désespérément ses enfants. Quelques organismes travaillant dans le domaine de la migration l’accompagnent parfois – sans succès jusqu’ici. Mais Amélia ne se décourage pas. Femme de tête et de cœur, elle espère.