Haiti: Deux peuples et deux modes de vie
Par Professeur Esau Jean-Baptiste
“ Je n’ai pas écrit pour les amateurs d’exotisme.
J’ai parlé et écrit pour ceux que tourmente le drame de la vie, les problèmes de la destinée et de l’âme”. Etzer Vilaire
Plus de dix ans de cela, particulièrement le 23 décembre 2010, pour cracher ma frustration contre l’État d’alors dans sa mauvaise gestion des familles sous les tentes après le meurtrier tremblement de terre du 12 janvier, j’avais écrit et publié dans les colonnes du Quotidien Le Nouvelliste, sous ce même titre, un très long texte. Aujourd’hui encore, plus que jamais, ce titre est d’actualité. Donc, avec quelques ajustements de la crise sociopolitique du moment, je publie ce texte pour l’autre haïtien qui souffre de tout et qui ne dit rien.
Bien entendue, ce titre peut paraître hasardeux, controversé ou mal vu par certains. Mais, pour tous ceux et celles qui vivent dans ce morceau de terre de la Caraïbe ou à distance qui suit l’évolution désastreuse des crises sociopolitiques, ils peuvent, et ceci avec aisance, comprendre le bien-fondé d’un tel titre.
L’idée, ce n’est pas pour diviser davantage un pays qui est déjà en proie à toutes sortes de difficultés économique, politique et sociale, mais dire très haut ce que, bien entendu, certains ont peur de faire. C’est une façon de rappeler aux autorités haïtiennes aussi bien qu’à nos amis de la communauté internationale que l’épopée de Vertières n’a pas été faite pour une Haïti d’un petit groupe. Men, se yon fason pou m raple tou ak majorite silansyez lan, fòk yo mete pye yo atè pou chanje sa ki dwe chanje.
Par définition, une classe sociale est « un sous-ensemble d’une population qui se trouve placée en situation inférieure ou supérieure par rapport à d’autres groupes socio-économiques ». Mais, dans le cas d’Haïti, la division de classes est si complexe et distante les unes des autres qu’elle dépasse toute notion normative de société. Cette division de classes reste une problématique et un phénomène éminemment complexe, défiant « au plus haut degré le caractéristique de tout fait social ».
De plus « La description des diverses strates sociologiques des sociétés humaines varie selon l’approche philosophique, idéologique ou encore religieuses des analystes. Le poids historique de la notion marxiste de classe sociale la fait parfois confondre avec celle, moins réduite, de catégorie sociale, d’où l’emploi courant de la notion de société de classes. »
La stratification sociale haïtienne dépeint un schéma d’une société désorganisée au niveau politique, économique et social avec vraisemblablement une carence d’homogénéité en leur sein. Il est certes que les Haïtiens ont des points communs dans leurs attitudes, comportements et autres, mais l’extrême misère et pauvreté séparent largement les modes de vie des Haïtiens.
Plusieurs essais et travaux de recherche ont été conduits par des sociologues, chercheurs, étrangers et haïtiens sur le mode de vie et la stratification de classes en Haïti. C’est le pays où si on veut vraiment écrire on peut publier des dizaines de livres et autres matériels académiques.
Mais, pour comprendre cette grande différence entre des enfants haïtiens, il faut, un matin, emprunter la route conduisant à Fermathe. Kenscoff, Laboule, Bourdon, etc. pour remarquer, pendant que des enfants sont assis à l’arrière des voitures luxieuses de leurs parents, d’autres sont sur les trottoirs avec leurs paniers de légumes et les boites comme cireurs de bottes.
Et si un faible pourcentage de ses enfants dont leurs pères et mères sont encore en Afrique, puisque jusqu’à présent le pays n’est pas libre pour tout le monde a eu la chance d’aller à l’école, ils sont obligés de marcher de très longue distance pour aller dans des écoles publiques mal construites avec des instituteurs non qualifiés.
«La qualité de l’enseignement est gravement compromise par le niveau général insuffisant des enseignants et des écoles ». Selon des experts, l’éducation haïtienne est défaillante: il y a carence d’encadrement pour les enfants à la maison, carence de matériels, classes mal conçues, mal équipées et surchargées, manque d’ouvrages pour les élèves et les enseignants. Donc, au lieu d’être une institution capable de former des agents de développement au niveau national et international, le système ne fait que drainer des ressources et des capitales du trésor public sans pour autant former des éléments productifs pour la société et le monde ».
Depuis la ratification de la Convention internationale des droits de l’enfant par Haïti le 23 décembre 1994, « un regain d’études et de réflexions sur la situation des enfants se tient dans le pays, réalisé autant par des organismes nationaux qu’internationaux que par l’Etat haïtien.Chacune de ces études renvoie à une autre plus détaillée, parce que les informations recueillies ouvrent de nouvelles pistes de réflexions ».
Les enfants constituent la population la plus vulnérable en Haïti. Très tôt dans leur vie, nombre d’entre eux sont exposés à des menaces qui mettent en danger leurs droits et leur dignité comme: abus sexuels, violences, trafic, prostitution, drogues, pauvreté extrême. De plus, fort souvent, ils vivent dans des espaces qui ne respectent pas les normes de l’urbanisation. C’est l’arnachie des ordres en desordres.
Haïti, pays bidonvilisé
Le sociologue aussi bien que l’urbaniste qui écrira sur Haïti vous diront non seulement que c’est un pays qui défie toutes les normes sociologiques de classes, ils vous diront aussi que c’est un grand bidonville qui ne respecte pas les normes de l’urbanisation.
Port-au-Prince n’est pas seulement la capitale du pays, mais elle est aussi la République même d’Haïti. Puisque, c’est la où réside le président-premier ministre, les déshonorables anciens députés et sénateurs en miroité ‘’zwuit” . C’est là où tout est concentré.
Pour se procurer d’un passeport, d’un extrait d’archives, pour faire un voyage à l’extérieur du pays, faire des études universitaires ou pour trouver un bon emploi, il faut rentrer à Port-au-Prince. Même là encore, dans cette capitale bidonvillisée, il faut avoir des connections pour que les choses puissent se faire vite et bien.
Quant à Pétion-Ville, c’est un « dual city ». Certes, il ya des guéttoes partout en Haïti. Port-au-Prince, la capitale, elle-même, est une ville ceinturée de bidonville et de guéttoes. Cité Soleil, la Saline, Solino, Raboteau, Sainte Hélène, La Forcette sont les principales guéttoes d’Haïti. Mais comme on ne peut pas parler de tous dans un si court article de quelques pages. Donc parlons de la ville de Pétion qui se trouve à l’Est à quelques kilomètres de Port-au-Prince. Pétion-Ville, qui dans le temps, était une ville huppée, est aujourd’hui, une ville guéttoe de deux peuples de deux modes de vie.
Des rues Métellus et Lambert, se trouvent d’un côté, la ravine, d’un autre, le grand marché public. Dans cette ravine, il ya une autre vie. De là, les ravins ont leur propres restaurants (chen janbé) et commerces. Ils habitent dans des taudis faites de tôles, de cartons et tous objets volants. Ce qui explique, si dans certaines maisons, il y a des gens qui vivent largement bien, dans d’autres, la modernité et civilisation ne sont pas encore à la porté de certains résidents de la ville de Pétion.
Pour traverser des rues comme Lambert et Mételus pour arriver à des restaurants comme le Coin des Artistes, Mancheez, Domino’s Pizza et Chez Harris sur la route de Bourdon, vous devez avoir honte d’être Haïtien et indépendant depuis 1804.
Comme ceux qui ont quelques gourdes et billets verts pour aller manger dans ces endroits coincés de quelques mètres sans parking, le font le plus sont souvent dans des 4×4, donc ils n’ont pas vraiment de temps pour voir l’état enfoncé des rues aussi bien des jeunes qui sont soient des marchands de rien du tout, et dans bien d’autres cas, font du trottoir pour survivre.
Puisque, Haïti est aussi le pays où des « mounn an deyo » se trouvent dans les provinces et les communes les plus reculées sans accès à l’éducation, soins médicaux, eau potable, aux structures et infrastructures de base répondant aux normes internationales de modernité, donc on peut prendre n’importe quelle ville d’Haïti, on trouvera des exemples classiques de vie de misère et de pauvreté. Mais restons-en à Pétion -Ville.
Dans cette ville, il ya des enfants qui vivent dans l’abondance. Ils vont dans les meilleures écoles du pays. Ils voyagent quand ils sont en vacances. Ils ont des ordinateurs et des téléphones de marques récentes. Ce n’est pas un problème, puisqu’il ya des gens aisés partout. Si vous êtes un rude travailleur ou professionnel, il est normal que vos enfants vivent bien.
Cependant la vie n’est pas aussi belle pour les enfants des Morne Hercule, Morne Calvaire et du quartier Jalousie. Dans ces zones là, c’est le monde à l’envers. Dans ces guéttoes, il ya des membres de familles de 5, 6, et 7 personnes vivant dans une chambrette sans confort moderne, eau potable, électricité, et autres.
La problématique de bidonvilisation et la pauvreté en Haïti restent deux phénomènes aussi complexes. La crise de bidonvilisation qui prévaut en Haïti, notamment à Morne Hercules et Morne Calvaire et le quartier de Jalousie à Pétion-Ville, « a entraîné des manifestations de certaines situations socio-économiques vraiment néfastes à la survie de la population défavorisée ».
A Pétion-Ville, comme dans bien d’autres endroits en Haïti, il y a « une minorité qui détient toutes les richesses (détenteurs du pouvoir politique, propriétaires de grands commerces, de grands revenus adéquats afin de jouir des grands modes de vie), tandis qu’il y a une grande majorité pour qui la vie sur terre devient un enfer. Cette dernière vit dans l’instabilité économique, dans la pauvreté, dans l’insatisfaction des besoins de bases ou primaires ».
C’est aussi dans cette Haïti divisée avec des stratifications sociales aussi poignantes et visibles de plus de deux cents ans après l’Indépendance que l’inégalité la plus criante continue de faire son chemin entre « sa ki pa gen anyen e sa ki gen twop ».
Comment est-on arrivé à une si grande disparité? Quel est donc le rôle des autorités locales et nationales. Selon Pierre Raymond Dumas, « le pays a connu des mutations épouvantables: la perte des valeurs et des repères a été l’une des monstruosités qui expliquent tant de perversions d’ordre politique, institutionnel et moral, religieux et social. La jeunesse, face à la drogue, au banditisme, à la prostitution, la corruption, au chômage et à la violence, est livrée à elle-même.
Pour Dr. Joseph Lafortune dans son article en date du vendredi 27 novembre 2009, « plus de deux cents ans après sa fondation, Haïti est en proie à une crise multiple. Confrontée à une gestion politique désastreuse qui remonte à son Indépendance, Haïti est aussi en proie à une crise économique et sociale qui a considérablement handicapé son développement. À cela s’ajoute une panne de leadership responsable, la corruption érigée en système depuis plusieurs décennies ».
Dr. Joseph poursuit pour dire que « Les différents gouvernements qui se sont succédé à la tête de l’État, ont toujours promu d’améliorer les conditions de vie de la population, de mettre le pays sur les rails du développement durable, d’alléger les souffrances du peuple, de renforcer les institutions, d’oeuvrer à la construction d’un État moderne, démocratique où les droits humains sont garantis et respectés, etc. La modernisation et la consolidation institutionnelle de l’État et du système politique, la démocratisation et la régulation de la vie politique, le développement durable sont autant de défis auxquels le pays fait face et que ses dirigeants n’ont pas pu relever jusqu’ici. Non pas parce que ces problèmes n’ont pas de solution, mais parce que nos dirigeants ne se sont pas toujours hissés à la hauteur de la tâche qui leur est confiée ».
En conclusion, Dumas et Dr. Joseph avaient touché du doigt, les décennies de mauvaise gouvernance du post-Duvalier à savoir: « Depuis la chute de Jean-Claude Duvalier en 1986, Haïti se cherche et peine à construire un État de droit et démocratique. La transition dure depuis plus de deux décennies, mais la plus grande confusion perdure et nos problèmes deviennent plus complexes et plus difficiles à résoudre ».
Certes, depuis le départ de Jean-Claude Duvalier en 1986, Haï est politiquement instable. Il est le pays le plus pauvre de l’hémisphère, selon des experts internationaux qui, de leur côté, détiennent une part non négligeable de responsabilité dans cette instabilité. Mais, ce qui est étonnant dans toute cette histoire, c’est le fait que cette misère chronique soit considérée comme normale par les autorités et les gens de la classe possédante du pays. Le contraste entre ces hommes et ces femmes aisés, qui exhibent leurs richesses par leur train de vie, leurs voitures de luxe, leurs tenues vestimentaires et leurs bijoux, et les autres qui vivent dans des bidonvilles déshumanisés où, le plus souvent, ils meurent de faim, ne peut laisser personne indifférent. En un mot, Haïti est le pays de deux peuples, de deux modes de vie contrastés.
Mais de toutes les préoccupations de l’Haïti d’aujourd’ui, l’haïtien est zombifié. On kidnappe, on viole, on décapitalise, on tue et on brûle le corps des paisibles citoyens. L’autre ne dit rien. Et s’il a quelque chose à dire: Se kite peyi l mache. Paske zafè l ap byen mache.
Prof. Esau Jean-Baptiste