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Haïti: de l’ingouvernabilité à l’invivabilité.

Au 19ème siècle, malgré les vicissitudes de la société traditionnelle, les luttes sanglantes pour le pouvoir de la ” société des baïonnettes et des épaulettes”, les haïtiens en général faisaient référence à la patrie haïtienne comme un pays où il faisait bon de vivre. Leslie Manigat, à juste titre, a épilogué sur le “bonheur vivrier” de la classe paysanne dû à une relative abondance de la production agricole au cours de la période dite nationale. Dans la même veine, il a aussi souligné les mondanités et raffinements, aux sommets de la pyramide sociale, des élites conservatrices francophones, francophiles, francolâtres, éprises de latinité. Dans la seconde moitié du 20ème siècle, malgré les crimes de la dictature, la corruption systématique des régimes de Papadoc et de Baby Doc, des générations nostalgiques d’haïtiens évoquent avec candeur la beauté du Bicentenaire, la gaieté des salles de cinéma, voire même la poétisation de la paix de cimetière duvaliérienne ou tant d’autres souvenirs d’un reste ou d ‘une dernière zeste de dolce vita à l’haïtienne.

Paradoxalement, depuis 1986, un moment historique qui devrait marquer la rupture progressive, mais définitive du pays avec le sous-développement, l’instabilité politique, la corruption, le clientélisme, l’injustice sociale, le terrorisme d’Etat, le pays n’a connu au fond d’autres directions que l’accélération de sa chute ou sa décadence à tous les points de vue. La faillite de l’Etat, par ricochet l’échec de ceux qui le dirigent, le capturent, ou le contrôlent à distance dans une sorte de jeu byzantin de politique de doublure ou de la “proie et l’ombre” a installé le pays dans une crise de gouvernabilité sans précédent.

Si la crise de gouvernabilité révèle le degré abysmal de dysfonctionnement des institutions du pays, le virus mortifère de l’ingérence étrangère sous la forme de la “tutelle américano-onusienne”, l’instabilité politique comme déjeuner, dîner et souper, la succession au pouvoir des incompétents,des amateurs, des populistes de droite et de gauche comme chefs d’orchestre de la déchéance post-duvaliériste, l’invivabilité indique la manière dont les haïtiens au quotidien subissent dans leur chair les fissures et les meurtrissures dues à cet “échec de l’Etat moderne” en Haïti et des élites en général qui continuent de passer à côté de leur vocation.

Oh l’éternel retour des regrets sempiternels du refrain triste de l’échec des élites haïtiennes! ” Pourquoi donc l’élite s’est-elle trouvée non seulement impuissante à prévenir et à juguler la série de crises qui ont fourni le prétexte avoué par lequel on a voulu justifier à nos propres yeux et aux yeux du monde entier l’intervention dans laquelle a sombré la fierté de notre indépendance nationale— mais aussi pourquoi depuis lors s’est-elle montrée inapte à se ressaisir et à se mesurer à la grandeur des tragiques réalités.” Ainsi soupire l’oncle Jean Price Mars dans La vocation de l’élite.

En effet, le pays en ce début de l’année 2020, a tout l’air d’une sorte de laboratoire de Frankenstein. Ce laboratoire produit, délivre ou certifie régulièrement des tonnes de produits toxiques ou nuisibles au bien-être et à la vie de la population: des détritus partout , des routes défoncées ou en très mauvais état, des hôpitaux publics qui ressemblent de préférence à des abattoirs, le black-out total ( se li nou bezwen pou nou fè magouy nou), l’inauguration présidentielle de routes en terre battue en plein 21ème siècle, les massacres d’Etat, le kidnapping comme sport national , le cannibalisme des gangs, le mensonge,la propagande et la vulgarité d’Etat, des négociations de sortie de crise à répétition vouées constamment à l’échec avec les mêmes acteurs crisogènes. Définitivement, sous la houlette de ces ” fous qui nous gouvernent”, la gestion du pays chaque jour, chaque mois, chaque année devient plus désastreuse. Pi ta pi tris.

À un moment où le droit à la vie est en voie d’extinction ici en Haïti, tout le corps social doit se mettre en branle pour stopper cette descente aux enfers en vue de créer un vrai contrat social inclusif, reconstruire un nouvel État serviteur en renouvelant les élites dirigeantes puisque l’incapacité de celles qui nous dirigent à l’heure actuelle a carrément rendu le pays invivable pour les haïtiens. Les acteurs à vision progressiste dont l’activisme en 2019 a fait avancer des dossiers importants de transparence et d’anti-corruption comme l’affaire PetroCaribe ne doivent pas sommeiller en 2020. Au contraire, ils ont intérêt à redoubler d’ardeur, se redynamiser, renforcer leur stratégie d’influence et d’action. Plus que ça, ils doivent tôt ou tard donner une leçon politique aux auteurs et acteurs actuels de nos malheurs. Pour le bonheur d’Haïti. Pour rendre Haïti vivable aux haïtiens.

 

Joseph Wendy Alliance
alliance.joseph86@gmail.com

Sources:
De Sutter, Pascal. Ces Fous qui nous gouvernent: comment la psychologie permet de comprendre les hommes politiques. Editions Les Arènes, 2007.

Etienne, Sauveur, P. L’énigme haïtienne: échec de l’Etat moderne en Haïti. Mémoire d’encrier. Les Presses de l’Université de Montréal, 2007.

Manigat, Leslie, F. La Crise Haïtienne Contemporaine. Collection du CHUDAC, Imprimerie Media-Texte, Port-au-prince, 2009.

Mars, Jean Price. La vocation de l’élite. p108-109. Les Editions Fardin, Haïti 2013.

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Lovelie Stanley NUMA

Lovelie Stanley NUMA, Journaliste Écologique et PDG Impulse WebMedias. Coordonnatrice Générale de l'association dénommée "Collectif des Journalistes Haïtiens Engagés pour l'Environnement (CoJHEE). La voix des sans-voix. Le journalisme utile c'est ma passion. Je travaille également pour des médias internationaux.