Haïti -Justice: L’avocature et la magistrature, entre conflit et conflit d’interprétation de la loi
Il arrive aussi dans les grandes familles qu’il y ait de mésentente, dit-on. C’est exactement le cas pour les principales professions du droit, à savoir l’avocature et la magistrature. Quand on prend en compte un ensemble de publications relatives à la procédure d’intégration directe à la magistrature au niveau de la Cours de Cassation, il y a lieu de dire qu’elles ne sont pas à la même page sur la question. Pour compléter les juges à la Cour qui compte des postes vacants actuellement, un conflit semble s’annoncer. Les dossiers de candidature des avocats sont-ils recevables? Si non, pourquoi? Si oui, à quelles conditions?
I. Un aperçu du conflit
Il est apparu dans les colonnes du journal Le Nouvelliste en date du 23 mars 2017, cet article où le Magistrat Wando SAINT- VILLIER, à cette époque Président de l’Association Professionnelle des Magistrats (APM), aujourd’hui Conseiller au Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire (CSPJ), avait évoqué la loi du 27 novembre 2007 portant statut de la magistrature pour remettre en question la possibilité d’intégration directe des avocats à la Cour de Cassation comme juge tel que le veulent les dispositions de l’article 15.2) du décret du 22 août 1995.
De son côté l’ancien Bâtonnier Gervais CHARLES, dans une lettre ouverte adressée à la Bâtonnière de l’ordre des Avocats de Port-au-Prince Marie Suzy LEGROS en date du 24 mars 2022, tire la sonnette d’alarme en faisant état d’un boycottage dont seraient victimes les membres de la basoche dans le processus qui consiste à compléter les juges à la Cour de Cassation.
La correspondance de l’ancien Bâtonnier tient lieu de dénonciation de la velléité du CSPJ qui s’aviserait à déclarer irrecevables les candidatures des avocats qui lui sont soumises par le Ministère de la justice et de la Sécurité Publique. Et quant aux motifs évoqués par le Conseil, ils sont fallacieux.
II. Les artilleries des protagonistes
Dans les deux camps, on sort le grand jeu pour faire valoir son point de vue. Les arguments s’affrontent en vue d’une vérité supérieure à leurs vérités respectives.
1. Du côté de la magistrature
De l’argumentation de la magistrature il y a lieu de retenir :
1.1. Les articles 22 et 23 de la loi du 27 novembre 2007
Les dispositions de ces articles prévoient des critères clairement définis dans le cadre de l’intégration directe à la magistrature au niveau de la Cour d’appel, du Tribunal de première instance et du Tribunal de paix; pourtant la Loi reste muette sur l’intégration au niveau de la Cour de cassation. Ce qui porterait la magistrature à questionner la survivance du paragraphe 2 de l’article 15 du Décret du 22 août 1995. Et l’abrogation de ce dernier entraine l’irrecevabilité de la candidature de l’avocat à l’intégration au niveau de la Cour de cassation.
1.2. Une anomalie flagrante des critères du Décret de 1995
Il est à rappeler que l’article 14 du Décret de 1995 prescrit sept ans de pratique professionnelle pour un avocat d’accéder à la Cour d’appel et 10 ans pour la Cour de cassation. La Loi de 2007 l’abroge pour exiger de l’avocat 18 ans d’expérience dans l’avocature.
De ce qui précède, il est inconcevable, de l’avis de la magistrature, que l’intégration à la Cour d’appel exige autant et la Cour de cassation si peu. Ce qui équivaudrait au moins à une modification et à la rigueur à l’abrogation des dispositions de l’article 15 du Décret.
2. Du côté de l’avocature
De l’autre côté de la barre, les contre-arguments ne manquent pas :
2.1. Les conséquences de la Loi sur le Décret
L’article 23 de la Loi de 2007 a modifié en priorité l’article 14 du Décret de 1995 prescrivant sept ans de pratique professionnelle pour un avocat d’accéder à la Cour d’appel en l’augmentant à 18 ans.
Conséquence : Ce n’est donc qu’à contrario que cette disposition de la loi nouvelle modifierait également l’article 15.2 du Décret de 1995 qui aurait exigé dès lors un critère moindre pour l’intégration des avocats à la Cour de cassation. En aucun cas, on ne saurait parler d’abrogation car même dans la logique de la déduction, si la Loi n’a fait que modifier l’article 14 du Décret, l’incidence tacite sur le 15.2 ne peut être qu’une modification aussi. Il va sans dire que l’esprit et la lettre de cette Loi seraient d’augmenter le nombre d’années d’expérience pour les avocats et non de les exclure. Si c’est l’abrogation qui était envisagée, le législateur l’aurait fait expressément. Autant que les Barreaux de la République furent l’unique institution où se recrutent les membres de la magistrature assise et debout jusqu’à l’année 1997, date de recrutement de la première promotion de l’École de la Magistrature.
2.2. Sur les critères d’éligibilité au niveau de la Cour de cassation
La Loi de 2007 ne prévoit aucun critère. Elle renvoie même les juges de la Cour de cassation, en fin de mandat, intéressés à être maintenus dans leurs fonctions, de solliciter une nouvelle nomination, dans les formes et conditions déterminées par la Constitution et la Loi. En un mot, elle demande à tout intéressé âgé de moins de 65 ans de s’adresser au Sénat de la République.
2.3. Les antécédents
En mars 2017, est apparu dans les journaux cet appel à candidatures lancé par le Président du grand corps d’alors, le Sénateur Youri LATORTUE pour combler les six postes qui étaient vacants à la Cour de cassation. Et les critères de recevabilité des dossiers ont été établis par le Sénat. Et pour les avocats, il leur a été demandé de faire preuve, entre autres, d’un certificat de leur barreau respectif.
En aout 2018, un nouvel appel à candidature est lancé. Le Président de la commission de justice d’alors, le sénateur Jean Renel SENATUS, y a invité magistrats et avocats à faire le dépôt de leurs dossiers de candidature. Ce qui tient lieu d’interprétation de la Loi de 2007.
Donc, à aucun moment de la durée, le pouvoir législatif n’a jamais envisagé d’exclure les avocats du processus sur la base de cette Loi.
Que de plus, l’article 128 de la Constitution stipule que « L’interprétation des lois par voie d’autorité n’appartient qu’au pouvoir législatif ». Ce qui revient à dire que seul le Sénat détient l’autorité de définir les conditions d’éligibilité à la Cour de cassation nonobstant l’âge.
III. Compromis possible entre les antagonistes
A défaut de l’exclusion des avocats du processus, le Magistrat Wando SAINT- VILLIER, dans l’article de journal sus évoqué, a recommandé au Sénat d’exiger plus de 18 ans d’expérience dans la profession d’avocat pour être éligible à l’intégration directe à la Cour de cassation comme juge d’une part et d’autre part, à bien comprendre les motifs évoqués par les avocats pour réfuter l’hypothèse de l’abrogation de l’article 15.2, il reste entendu que le temps d’expérience exigée pour l’intégration directe à la Cour de cassation ne peut être inférieure à celle exigée pour la Cour d’appel.
De ce qui précède, il y a lieu de dire qu’il y a un point d’accord, une commune compréhension se dessine en vue d’un traitement de la question digne de la nobilité des professions du droit.
C.B